Des maths (mais pas seulement) pour mes élèves (et les autres).

dimanche 8 janvier 2017

Construire un patrimoine culturel commun dans la classe

Un (excellent) collègue m'a conseillé de regarder la vidéo de la conférence « Des pratiques et des postures professionnelles qui favorisent l’accrochage scolaire » qui a eu lieu en 2014, lors d'une journée académique de formation sur le décrochage dans l'académie de Versailles. Serge Boimare, psychologue clinicien, psychopédagogue, avait, pour sa part, changé le titre en "Pourquoi le collège va-t-il faire de Kevin un décrocheur", ou, pour ceux qui préfèrent, "comment le collège pourrait-il faire pour éviter de faire de Kevin un décrocheur ?"

Serge Boimare part du cas d’un élève, Kévin, qu’il suit en tant que psychologue et psychopédagogue. 

Première partie : le constat 
Kévin est en sixième. Il pose des problèmes en classe, qui consistent en une fuite du temps suspensif de la réflexion. Il sabote lui-même le temps d’élaboration de sa réflexion, pour ne pas risquer de rencontrer les contraintes de l’apprentissage. Ces contraintes le déstabilisent. Face à elles, il a plusieurs stratégies : 
  • des troubles du comportement (Kévin a été identifié médicalement comme hyperactif, mais est-ce si sûr ?). Evidemment, ses frasques fatiguent les enseignants et perturbent plus ou moins les camarades de Kévin ; 
  • l’auto-dévalorisation : de toute façon je suis nul, je ne comprendrai jamais rien, etc. 
  • Les idées de persécution, souvent exacerbées par l’adolescence. Cette persécution peut s’exprimer à l’encontre du cadre (l’école), de l’exercice (c’est bidon, c’est nul), du prof (il est ennuyeux, il est méchant, il ne m’aime pas) 
Les enseignants peuvent détecter d’autres indices de repérage, qui s’amplifieront si rien n’est mis en place de façon efficace : 
  • En cas de déception ou de conflit, le relai est trop vite passé au corps ; 
  • Le langage de Kévin n’atteint pas le stade de l’argumentaire. Or on sait depuis longtemps déjà que la corrélation entre stade du langage argumentaire et maîtrise des savoirs fondamentaux est de 90% ; 
  • La curiosité de Kévin est bien existante, mais ne décolle pas des préoccupations primaires, personnelles et infantiles. Il n’est pas concerné par la règle et l’universel. Seuls ses centres d’intérêts actuels parviennent à l’accrocher ; 
La capacité d’apprendre de Kévin est insuffisante, car elle fonctionne en association immédiate, ce qui empêche l’accès au symbolique. 

Kévin est aussi intelligent que ses camarades. Et finalement, il n’est pas forcément besoin d’aller chercher la neurologie ou la génétique pour comprendre Kévin. 

Deuxième partie : pourquoi ? 
Quelle que soit la pédagogie de l’enseignant, il va falloir passer par des temps d’apprentissage. Kévin, comme tous ses camarades, va se trouver confronté à quatre obligations pour pouvoir maîtriser les savoirs, à commencer par les savoirs fondamentaux : 
  • Accepter ses propres manques et les reconnaître 
  • Savoir attendre 
  • Etre capable de respecter les règles 
  • Etre capable de supporter un peu de solitude 
Ces quatre manques, incontournables dans l’apprentissage, correspondent pratiquement à l’inverse de ce à quoi Kévin a été préparé en famille. D’où un choc de cultures, des émotions excessives, des sentiments parasites, des peurs qui perturbent le fonctionnement intellectuel et empêchent de penser. 

Troisième partie : que faire ? 

La première idée peut être de proposer à Kévin un soutien de type PPRE. Mais c’est une fausse bonne idée, malgré l’individualisation : Kévin risque de cultiver sa résistance aux contraintes de l’apprentissage et de renforcer ses stratégies d’empêchement de penser. 
A la place, il faut chercher avant tout à créer une cohésion de groupe, avec toute la classe, en donnant un projet commun qui mobilisera tous les élèves, y compris les plus faibles. La voilà, la construction d’un patrimoine culturel connu, qui donnera du sens aux savoirs, créera des liens entre disciplines et ne marginalisera pas les plus faibles. Cerise sur le gâteau : non, cela ne ralentira pas l’avancée des programmes, et non, cela ne freinera pas les élèves en réussite, car les besoins visés sont aussi des besoins des meilleurs. Et il n’y a pas non plus là de perte d’autorité ou d’abaissement des exigences, comme ont tendance à le répéter les nostalgiques de l’école d’autrefois. 
Il faut donc remettre en route la machine à penser. Pour cela, ne nous laissons ni faire, ni influencer par les politiques qui nous parlent de pédagogie sans savoir. Proposer de la méthodo ne suffira pas. Il faut s’attaquer au problème de fond, en répondant à trois besoins essentiels : 
  • Apprendre à écouter : Kévin ne sait pas faire d’images avec les mots qu’il entend ou qu’il lit. Il se jette sur le premier mot qu’il comprend et résume tout à ce mot là. Il faut l’entrainer à faire de l’image dans sa tête ; 
  • Apprendre à parler : enchainer des arguments, s’appuyer sur la parole de l’autre, questionner, produire des exemples, etc. La pensée se construit et se structure avec le langage ; on doit donc entraîner Kévin et ses camarades à communiquer et argumenter. 
  • Pouvoir occuper une position active et participative dans la classe, ce qui va permettre de s’intégrer à un groupe qui apprend. 
En terme de méthodologie, il nous faut, à nous enseignants, utiliser ces deux outils formidables que sont le langage et la culture. En utilisant les textes qui sont liés ou préconisés par les programmes (et cela peut se faire dans toutes les disciplines), commençons par lire à haute voix des textes aux élèves. C’est un tremplin pour entrainer à l’écoute puis à l’argumentation : suit un débat à l’oral, puis une argumentation à l’écrit, en partant d’un sujet de débat amené par le texte lu. Serge Boimare propose de s’appuyer sur le français et l’histoire-géo, mais je pense que tout le monde peut participer à ce projet, éventuellement en fractionnant. L’objectif est de consacrer une heure par jour à la lecture-débat-argumentation. On enrichit ainsi les représentations, on les sécurise et on rend les élèves disponibles pour les apprentissages, en donnant du sens et de l’intérêt. 
Les élèves seront interpellés dans leurs croyances et leurs préjugés ; or Kévin en a beaucoup, des croyances et des préjugés. Il va s’équiper de mots, pour exprimer ses sentiments, ses peurs. 

Les enseignants aussi y gagneront ; communiquer ensemble, avec le groupe classe, est indispensable, sans la rencontre avec les empêchés de penser qui est terrible et présente un risque réel de contagion. Par ailleurs, simplifier et appauvrir en permanence ses contenus et son langage, tout en se faisant contester, est impossible à vivre correctement… D’où la nécessité d’une réflexion pédagogique collective régulière, comme en REP+ actuellement. 

Il y aurait là matière à une chouette expérimentation en équipe… 

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